Textes et poèmes d'Auguste Armengaud © 2020

 

« Du Nouveau Monde même
                                                                                                L’homme reste le même »

Impressions de voyage dans l’Est américain

 

 

Le marchand d’oublies

On ne sait pas d’où il venait, ni où il allait
Dans son habit à gros carreaux verts et bleus.
Il donnait à qui voulait des boites remplies d’air,
Des flasques de vin bu pour ivrogne pur et gai.

Comme un colporteur d’antan
Il s’appuyait sur sa caisse de bois à un pied
Et il distribuait des rêves de printemps.
Chaque dimanche, il se tenait sur les marches de l’église
Attirant les fidèles se rendant à la messe.

Il vendait des onguents parfumés qui ne guérissaient pas
Des mots au visage défait pour femmes infidèles
Des objets insolites qui ne servaient à rien
Des rencontres futiles au fil de l’eau bénite
Des livres de méditation au regard indiscret et complice
Des graines de joie amère
Des couleurs passées qui ne reviendraient pas
Des prières du bout des lèvres
Des actes d’espérance pour baiser de Judas
Des feux de joie feinte et des bonheurs enfuis
Des courses folles jusqu’au diable vauvert
Des plaisirs rares et légers qui s’envolaient aux quatre vents
Des sueurs froides pour passer l’hiver.

Les gens achetaient pour tenter le temps
Etre là, pardonner tout en vieillissant un peu.
Ils en oubliaient la messe et… s’en revenaient chez eux.
Le curé, patient comme une statue de sel,
Attendait dans son église vide.

 

 

Gospel in Harlem

Dieu n’est pas noir.
L’église abyssinienne de la 133e rue est comble,
De belles élégantes et leurs chapeaux de mirmillons
De messiers gominés « smokinés » de crêpe sombre.
D’une chasuble de jais à galons rouges
Deux mains noires invitent à prier.
Le prêtre sourit.
Il parle du quotidien, difficile et grotesque
On rit, on approuve, on applaudit.
Ses paroles sont un remède à l’esprit,
Un cataplasme sur une plaie qui suppure.

Le chœur a entonné et les larmes sont venues.
Des voix à nulle autre, à larges flots,
Ont monté vers le Dieu blanc du vitrail
Aux mains percées d’un trou.
Douces, graves, chaudes d’une plainte,
Effervescentes, retenues, fiévreuses,
Bouleversantes de souffrance et de beauté, non résignées de peur.
Elles ont roulées sur mes joues, frêles comme une lyre,
Unies, modulées, coléreuses,
Pour le frère qui dort dans un carton d’emballage
Celui qui tend la main du dénuement
Ivre à force d’avoir faim,
Pour la crasse et les rats du caniveau,
Les graffiti des murs sombres, les odeurs de poubelles,
L’indifférence, la différence,
Une voix flottante comme la bannière d’un pays qui n’existe pas.
Une larme pour l’ami qui meurt sur le trottoir.
La prière communie de la haine et de l’amour.

Puis il y eut les mains qui ont scandé
Telle une salve qui jaillit
Le destin, la force, la joie,
Au rythme d’une brûlure qui bat
Qui résonne comme un bazooka
Freedom, O, freedom O O
Plus vrai, plus fort, plus haut
Et les regards se sont tournés
Cherchant la paix, dignes et grands,
Au fond des yeux de vie.
Ils ont serré nos mains, elles ont embrassé nos joues.
Va, dis ce que tu as vu. Tu reviendras. Chante beau.

Mon Dieu, pourquoi n’es-tu né ici-bas, noir de peau. 

 

 

Vietnam Veterans Memorial

Soixante plaques de granit noir
Enfoncées dans le sol qui vibre
Comme un coin au cœur d’un grand soir,
Un clou dans une main martyre.

Près de soixante mille noms gravés
Qui montent de cette blessure
Morts combattants dépravés
Ressuscités de ce mur d’imposture.

Tant d’hommes partis volontaires
Métis, indiens, rouquins,
Soumettre une terre étrangère
Sous la fureur des brodequins.

Porté dans les bras de sa mère
L’enfant noir répète tout bas
En pleurant et martelant la pierre
O Daddy, pourquoi ne reviens-tu pas ?

Dans le pâle reflet du miroir
Nait le visage de l’innocence
Qui jette sur notre bestial regard
Le poids de l’aveugle conscience.

Entre le géométrique et l’informe
Nécropole ou mur de lamentation
Sourd le silence pour que dorme
Le doute d’une génération

Face aux discours la prétention
Et leurs échos de certitude
Guidés par l’autre raison
Quand du vide naît la servitude.

 

 

Noire et blanche

Deux petites mosaïques
Tombées d’un mur newyorkais
Une noire à la forme carrée et polie
L’autre blanche à la ligne abolie.

Deux mosaïques serrées dans ma main
Qui crissent quand on les presse fort
Contre les parois de l’oubli.
Noire et blanche comme yeux mêlés
Qui cherchent dans le regard de l’autre
L’obole du chemin délaissé
Ou la compassion de l’envie
Riens d’un tout au milieu des klaxons
L’indifférence tue l’air que l’on respire.
Deux petites mosaïques coloriées,
Prêtes à marier,
Qui sautent dans la main de l’enfant
A qui je viens de donner en souriant
Le geste d’un peu de joie déjà tari.

 

 

La baleine de Cap Cod

Dans un geyser soudain enluminé de givre
Sa dorsale se love au trait blanc du miroir
Que sa puissante queue agite comme un battoir
De souffle pur enfin le grand rorqual s’enivre.

Le lourd bateau l’épie d’une allure docile
Et le croise bientôt sur sa route placé
Du courant tropical à l’abysse glacé
Bleu pèlerin rieur à la peau trop sensible.

Nous qui osons t’approcher à te toucher presque
Tu te joues de nos vies avec perversité
Puis tu sondes (1) à nouveau vers cette immensité
Dans un bouillonnement d’écume gigantesque.

Doux animal secret aux amours invisibles
Que ne fuis-tu cette mer repue de coquins
Te rendant plus chétif au milieu des requins
Que mille tueurs noirs (2) des fonds imprévisibles ?

1 Plonges, terme de baleinier

2 Epaulards ou orques

 

 

Retour

Un trait orangé
Sillon de canicule
Entre le bas de la nuit
Et le haut qui bleuit
La matière se fond et s’irradie
Sur des couches élastiques.

L’aube nait sous mes pieds
Incarnate, sereine
Le rideau sidéral se lève
Lentement Hélios parait
Nu dans son globe de feu.

Tout devient couleur de cuivre
L’espace,
Le mystère
Les nuances
Le mouvement
Alors montent les nuages
Et les ondes deviennent rayons

Triomphant aux miroirs du jour.